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Gouvernance de l’internet : Jusqu’à quand l’emprise américaine ? - par elabweb

Le contrat liant l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) au département d’Etat pour le commerce américain  vient à expiration en septembre prochain. La grogne se fait alors de plus en plus ostensible, non seulement de pays réputés opposés à la liberté dont jouissent les usagers de l’Internet, mais même  de l’Europe qui vient de  dire tout son souhait d’une gouvernance de l’Internet  « plus indépendante et internationale ».
A l’origine de la plupart des innovations et des applications de l’Internet, les entreprises américaines engrangent un savoir faire et une force de frappe  technologique et économique qui garantissent cette suprématie savamment entretenue par le gouvernement américain qui ne s’est pas privé d’en faire usage voire d’en abuser, dans sa stratégie de lutte antiterroriste, par exemple. Mise pourtant à rude épreuve lors des deux phases du sommet mondial sur la société de l’information, en 2003 à Genève puis en 2005 à Tunis, la domination totale de tous les rouages de l’Internet par le pays de l’oncle Sam continue de s’exercer au grand dam   des gouvernements, forts nombreux, et de la société civile internationale qui ont bruyamment milité pour redéfinir les règles de gouvernance d’Internet. Washington rétorque en mettant en garde les Etats démocratiques contre une éventuelle « montée en puissance des dictatures » qui, si la maîtrise d'Internet était transférée à un organisme international, détiendraient de nouveaux moyens pour « brider la liberté d'expression dans leurs pays ». Les Etats-Unis disent aussi redouter une prise de contrôle du Réseau par des "bureaucrates" internationaux incompétents.  Pour rappel, à la veille du sommet mondial sur la société de l’information, la classe politique américaine a fait bloc derrière l’ex président Bush « pour soutenir leur gouvernement sur la question de la gouvernance de l'Internet » Le sénateur républicain du Minnesota, Norm Coleman, avait alors  introduit une résolution devant le Sénat, pour demander à ses collègues « d'apporter un soutien officiel à la position adoptée par l'administration Bush ».  «L'Internet va devoir faire face à une grande menace» au cours du sommet mondial, écrivait le sénateur Coleman dans son communiqué de presse. «Si nous n'y apportons pas la réponse appropriée, nous mettrons en jeu la liberté et l'esprit d'entreprise favorisées par [cette technologie] et renoncerons à l'accès à l'information, à la protection de nos vies privées et de notre propriété intellectuelle, dont nous dépendons tous», assure-t-il.  Le sénateur reprend par ailleurs les arguments de l'administration Bush, sur une menace en provenance des nations non démocratiques.

La prééminence  américaine
Laissé entre leurs mains, l'Internet deviendrait «un instrument de censure et de suppression politique», affirme-t-il.   Sa démarche rejoint celle de quatre députés - deux démocrates et deux républicains- qui s’étaient, à l’époque, adressé au gouvernement américain pour lui demander de maintenir une position ferme sur la question  au sommet en lui rappelant que «étant donné l'importance des États-Unis dans l'économie mondiale, il est essentiel que le système des noms de domaine de l'Internet reste stable et sécurisé… Les États-Unis doivent donc garder leur rôle historique, qui consiste à contrôler les modifications faites dans ce domaine». La prééminence américaine  se vérifie sur tous les rouages du réseau Internet, dont le plus contesté est celui de la gouvernance. Le gouvernement d'Internet est assuré par une nébuleuse d'organismes publics et privés créés au fil des ans par des chercheurs et des universitaires américains. Pour être connecté à Internet, tout ordinateur doit posséder une adresse IP (Internet Protocol). Chaque numéro doit être unique, faute de quoi la cohérence du système à l'échelle mondiale serait rompue. La coordination est assurée par l'Icann (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), créée en 1998 pour remplacer le système artisanal installé vingt ans plus tôt par l'université de Californie du Sud. L'Icann est une institution hybride constituée de membres des organismes publics et privés du monde entier, son conseil d'administration accueille des ressortissants de dix-huit pays. Mais, juridiquement, il s'agit d'une association privée de droit californien, sous tutelle du département fédéral du commerce américain avec lequel elle est liée par contrat. Une de ses branches, IANA (Internet Assigned Numbers Authority), crée périodiquement des séries d'adresses IP puis les distribue à cinq organisations, correspondant à chaque continent. A leur tour, celles-ci les attribuent aux utilisateurs de leur zone. Autre grande mission de l'Icann : gérer les noms de domaine. En plus de son adresse IP, chaque serveur possède un nom — laposte.dz ou yahoo.com — qui permet d'accéder au site désiré sans avoir à mémoriser l'adresse. Ces noms ont acquis une grande valeur commerciale et symbolique. Le système est géré par un réseau de treize serveurs racines, à la fois annuaires et postes d'aiguillage. Sept sont installés aux Etats-Unis. Les deux principaux domaines ".com" et ".net", créés pour les usagers américains, mais utilisés dans le monde entier, sont administrés pour l'Icann par VeriSign, une société privée liée par contrat au ministère américain du commerce. Elle gère plus de 40 millions de noms et assure le fonctionnement de deux serveurs racines, y compris le serveur étalon, modèle de tous les autres. L'Icann exerce aussi un contrôle sur les domaines nationaux, comme ".dz" pour l’Algérie. Les Etats et territoires désireux d'en créer un nouveau ou d'en changer doivent lui soumettre une demande, qu'elle met en général plusieurs années à traiter. Le Timor-Oriental (Timor-Leste), indépendant depuis 2002, n'a obtenu l'activation du ".tl" que cette année. De son côté, l'Union européenne a longuement négocié avec l'Icann pour créer un ".eu", puis attendu qu'il soit introduit dans les serveurs racines. Le ".eu" ne fonctionnera qu'en 2006.
L'Icann doit aussi donner son accord lorsqu'un pays souhaite transférer la gestion de son domaine d'un organisme à un autre. En revanche, le domaine ".kp", créé pour la Corée du Nord, n'est pas actif, car l'Icann ne l'a jamais attribué à un organisme national.
L’élaboration et la promulgation des normes techniques  de fonctionnement du réseau sont une affaire exclusivement américaine. Les deux principales instances, l'Internet Architecture Board (IAB) et l'Internet Engineering Task Force (IETF), sont composées principalement d'experts américains et scandinaves travaillant pour de grandes entreprises et des universités américaines. Elles sont chapeautées par l'Internet Society, basée à Washington et à Genève, une association dans laquelle les membres américains jouent un rôle prééminent. Pour le  développement des recommandations techniques pour la toile Internet, la mission revient au World Wide Web Consortium (W3C), organisme international installé au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Boston. Le W3C a été fondé par Tim Berners-Lee lorsqu'il a quitté l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) en octobre 1994. Il a été fondé au MIT/LCS (Massachusetts Institute of Technology / Laboratory for Computer Science) avec le soutien de l'organisme de défense américain DARPA - pionnier de l'Internet - et la Commission européenne.
Internet assure son fonctionnement et la fluidité de la circulation des données par l’entremise d’un ensemble de machines : dans le monde, 80 % des routeurs — les ordinateurs qui calculent la meilleure route à faire prendre aux données pour transiter par le Réseau — sont fabriqués par Cisco, une société de San José (Californie). Les autres 20 % viennent de son concurrent, Juniper, installé à Sunnyvale, non loin de San José.
Pour surfer sur le Web, les internautes utilisent les mêmes navigateurs : Explorer de Microsoft, Navigator de Netscape ou Safari d'Apple — tous américains. Les esprits rebelles utilisent le logiciel libre Firefox, de la société coopérative californienne Mozilla. Pour trouver une information, en n'importe quels langue et domaine, chacun recourt en priorité aux moteurs de recherche américains Google ou Yahoo! Pour échanger du courrier électronique, écouter et télécharger de la musique, regarder des vidéos ou créer des weblogs, la grande majorité des produits disponibles viennent des Etats-Unis. La messagerie instantanée est dominée par Yahoo!, MSN (Microsoft Network) et AOL (America Online). Quant à Skype, le système de téléphonie gratuit passant par le Réseau inventé par des Scandinaves, il vient d'être racheté par le site de vente aux enchères californien eBay.
C’est cette architecture de l’Internet, fondée sur des  organismes et entreprises américaines, donnant un pouvoir de contrôle et de régulation au seul gouvernement américain que beaucoup de parties tentent depuis quelques années de ramener à des proportions plus équitables notamment  pour asseoir une démarche concertée pour faire face aux nouveaux défis qui font face ua réseau, tels la cybercriminalité, le cyberterrorisme et l’amélioration des conditions d’accès à Internet et de participation à la production et  à la diffusion des contenues qui y circulent.
A l’approche donc de la fin du contrat passé entre le gouvernement américain et l’Icann, Viviane Reding, Commissaire européenne en charge de la Société de l'Information et des Médias, appelle à davantage de transparence et à rendre des comptes en ce qui concerne la gouvernance Internet. Pour elle, c’est « le moment ou jamais de bouleverser l'Ordre Internet mondial en prônant une régulation vraiment multilatérale de l'Internet », ajoutant qu’elle « souhaiterait une structure Icann vraiment indépendante (c'est à dire coupée de tous liens avec l'administration américaine), associée à une branche judiciaire. »

Un nouvel ordre mondial de l’internet
Au sein de l'Icann, la proposition européenne semble perçue de manière plutôt positive. « Cela fait depuis un certain temps que l'Icann cherche à s'émanciper. De ce point de vue, l'idée de la Commission européenne n'est pas nouvelle, explique Stéphane Van Gelder, DG d'Indom et membre du conseil du GNSO au sein de l'Icann. Mais ce qui est nouveau, c'est ce G12. Aujourd'hui, au sein de l'Icann, il y a un équilibre qui fonctionne assez bien entre le privé et le public. Un renforcement des contrôles gouvernementaux pourrait générer des systèmes qui ne fonctionnent pas dans la pratique. »  Les conséquences au quotidien de ce nouveau système de gouvernance sont donc difficiles à prévoir. D'un côté, une meilleure coordination internationale pourrait simplifier des processus, comme par exemple l'enregistrement des données personnelles dans la base Whois (service gratuit de recherche de noms de domaine libre, et d'informations sur des domaines existants) qui est différente de pays à pays et donc chronophage pour les entreprises. Inversement, des intérêts trop politiciens pourraient créer des directives irréalistes comme celle de la Hadopi (récent projet de loi Création et Internet élaboré par la France)
Il reste encore à savoir comment va réagir la nouvelle administration Obama mais aussi du Congrès américain sur cette question cruciale de l'évolution de la gouvernance Internet.
Plus discrètement mais résolument, les Chinois se mettent à l’œuvre pour renverser la situation et mettre un terme à la suprématie américaine. Le gouvernement chinois ayant été à la tête des pays qui ont réclamé, durant les deux phases du sommet mondial sur la société de l’information, un nouvel ordre mondial de l’Internet, continue de manifester son refus « de laisser les États-Unis et les occidentaux arbitrer seuls l’évolution de la Toile et se retrouver à dépendre une nouvelle fois de serveurs qu’elle ne peut contrôler ». Pour satisfaire son ambition de  « contrôler de A à Z le réseau », la Chine a ainsi lancé  en 2004,  son propre projet baptisé « IPV9  » qui promet quatre fois plus d’adresses que la version IPv6. IPv6 (Internet Protocol version 6) est le successeur du protocole IPv4, qui forme encore à ce jour   la base de l'Internet
Le protocole IPv4 permet d'utiliser un peu plus de quatre milliards d'adresses différentes pour connecter les ordinateurs et les autres appareils reliés au réseau. Aux  débuts d'Internet, quand les ordinateurs étaient rares, cela paraissait plus que suffisant. Il était pratiquement inimaginable qu'il y aurait un jour suffisamment de machines sur un unique réseau pour que l'on commence à manquer d'adresses disponibles. Une grande partie des quatre milliards d'adresses IP théoriquement disponibles ne sont pas utilisables, soit parce qu'elles sont destinées à des usages particuliers, soit parce qu'elles appartiennent déjà à des sous-réseaux importants. En effet, d'immenses plages d'adresses, les réseaux dits de classe A, ont été attribuées aux premières grandes organisations connectées à Internet, qui les ont conservées jusqu'à aujourd'hui sans parvenir à les épuiser. C'est pourquoi il y a aujourd'hui, principalement en Asie, une pénurie d'adresses. Le journal  Chinatechnews qui a rapporté cette nouvelle affirmait alors que « le système, testé dans les régions de Shanghai et Jinshan, aurait donné lieu à divers projets expérimentaux auprès notamment du système informatique de la défense nationale (National Safety Defense System) et du réseau national de la télévision numérique (National Digital TV Network). Selon son fondateur, Xie Jianping « il sera possible de dialoguer avec des réseaux IPv4 ou IPv6 et d’effectuer des séparations entre les différentes versions IP. » Sceptique devant une telle innovation, la communauté des experts se pose tout de même des questions sur la réelle pertinence de la démarche chinoise. C’est ainsi que le journal spécialisé 01.net écrit : « L’idée principale, qui vient d’être mise en pratique, est de remplacer le système d’écriture des adresses avec des caractères latins, par un système décimal purement numérique. L’avantage pour les autorités chinoises est qu’elles peuvent ensuite « rediriger » ces adresses numériques vers leurs propres serveurs DNS racine, sans plus passer par le système « américain ». L’idéal pour Pékin serait qu’un code numérique comme le numéro de téléphone devienne l’adresse sur Internet. Bref, la Chine cherche à se doter d’un réseau national totalement contrôlable et isolable mais qui puisse, selon le même journal,  « être en même temps compatible avec le reste du monde pour ne pas briser son envol économique ». Toutefois, certains spécialistes, tels que les membres de la TF IPV6, se demandent s’il ne s’agit pas d’une intox. Seul le temps révèlera jusqu’où ira la domination américaine sur le réseau des réseaux.
K. T.

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